Après avoir électrisé Cannes, The Substance, l’allégorie baroque de Coralie Fargeat sur l’âgisme féminin et la misogynie intériorisée, a fait de même en projection de minuit au Festival international du film de Toronto. On y suit Elisabeth Sparkle, une ex-star de cinéma qui s’est réinventée en reine de l’aérobie, façon Jane Fonda. Mais voici qu’à la veille de ses 50ans, Elisabeth est virée par son patron, qui lui assène son désir de voir dans son émission de télévision une femme plus jeune, plus belle, plus sensuelle. Prête à tout pour continuer de correspondre à ces critères irréalistes, Elisabeth s’injecte un élixir censé produire un double d’elle-même, version jouvencelle. La suite doit être vue pour être crue, et comme nous le confirme Coralie Fargeat en entrevue, c’est voulu.
«Le flash qui a tout déclenché, c’est la violence, confie-t-elle. La violence de tout ce que j’ai vécu sur le plan personnel, en matière de rejet de moi-même, à tous les âges de ma vie. Parce que oui, à tous les âges, comme femmes, nous sommes amenées à nous dire: “Je ne suis pas assez belle, je ne suis pas assez bien…” Et plus tard: “Je ne suis pas assez jeune.” On en vient à se sentir monstrueuses. Cette violence intériorisée nous incite à nous autodétruire et à ne pas prendre notre place dans la société. Nous intériorisons ces mécanismes arbitraires de domination et d’exclusion qui nous font passer à côté de notre vie,nous font perdre le contrôle de notre destinée. Et toute cette violence et ces diktats découlent d’une organisation sociale millénaire: le patriarcat.»
À l’approche de son cinquantième anniversaire, Coralie Fargeat sentit cette violence intériorisée se manifester en elle de manière encore plus forte qu’auparavant.
«Vraiment, j’ai eu l’impression que tout était fini pour moi, que j’allais disparaître, que je n’aurai plus ni utilité ni intérêt. Dès lors, j’ai ressenti le besoin viscéral de me libérer de ça, en faisant quelque chose de cette violence intériorisée destructrice et complètement taboue. J’ai voulu dire stop. Ce film, c’est comme un grand cri.»
Photo: MUBI Une image du film «The Substance» de Coralie Fargeat
Demi Moore en tête
Pour autant, The Substance ne tient absolument pas du pamphlet. Follement cinématographique, ce second long métrage de Coralie Fargeat se déroule dans une réalité amplifiée, saturée. Jusqu’au-boutiste, le film multiplie les effets choquants, grotesques… Une dénonciation par l’absurde, par l’extrême.
«Mon approche est fortement symbolique. Il y a assez peu de dialogues dans mes films, car j’aime raconter de manière visuelle, sonore et, oui, symbolique. Par conséquent, je me suis demandé quel serait le personnage le plus fort, symboliquement, pour exprimer ce que je voulais exprimer. Qui pourrait représenter et porter le mieux ce que toutes les femmes vivent?»
Tout naturellement, la figure de l’actrice s’imposa, car l’actrice doit composer, plus que quiconque, avec le regard d’autrui, ainsi qu’avec un environnement décisionnel encore majoritairement dominé par des hommes (dirigeants de studios, producteurs, réalisateurs).
«L’actrice, devant la caméra, sous les projecteurs, avec tous ces yeux braqués sur elle… Quand on croit que sa valeur passe par le regard des autres, du moment que ce regard se détourne, on disparaît, et on pense qu’on n’a plus rien», résume Coralie Fargeat.
Rapidement, la cinéaste décida que Hollywood constituait la toile de fond logique pour sa fable maximaliste, et qu’il lui faudrait convaincre une vedette issue de cette faune-là.
«Qui, symboliquement toujours, était suffisamment une icône pour incarner l’actrice hollywoodienne par excellence vivant de son image? J’avais Demi Moore en tête, parce que le symbole serait encore plus puissant avec elle, pour toutes sortes de raisons, mais j’étais convaincue qu’elle n’accepterait jamais de faire un film comme celui-là. Et puis j’ai appris qu’elle était très intéressée. Demi venait juste d’écrire son autobiographie, où elle relate des anecdotes glaçantes sur la manière dont les cadres de studios parlaient d’elle, au faîte de sa popularité. Une de ses manières “d’exister” consistait à travailler sur son corps et sa silhouette afin que rien ne dépasse.»
La violence que se fait, littéralement, la protagoniste, Demi Moore pouvait donc la comprendre. Il faut en outre se souvenir qu’après de gros succès comme Ghost (Mon fantôme d’amour), A Few Good Men (Des hommes d’honneur) ou encore Indecent Proposal (Proposition indécente) et Disclosure (Harcèlement), Moore était l’actrice la mieux payée des années1990.
Puis, à la fin de la même décennie, alors qu’elle était à l’aube de la quarantaine, on se mit à lui trouver tous les défauts dans tous ses films, et Hollywood la mit pour ainsi dire au rancart: un autre point commun avec la protagoniste de The Substance, et une autre forme de violence misogyne.
«Lorsqu’elle a lu le scénario, Demi sortait d’une période difficile sur le plan personnel, poursuit Coralie Fargeat. Je pense qu’elle avait envie de reprendre le contrôle de ce qu’elle est. Elle avait déjà fait un important travail personnel en ce sens. Je suis convaincue que si ce rôle s’est rendu à elle et a résonné en elle de la sorte, c’est parce qu’elle était dans ce processus de reconstruction. La force qu’elle a puisée en elle lui a permis de se rendre vulnérable à l’écran.»
Ayant elle-même repris le contrôle de son existence, elle put s’abandonner à la perte de contrôle du personnage.
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Se libérer du regard
Comme évoqué, il s’agit du deuxième film de Coralie Fargeat, après l’excellent et tout aussi subversif Revenge (au cinéma du Parc le 13septembre), sorti en 2017. Une jeune femme s’y venge des trois hommes, dont son amant, qui l’ont violée et laissée pour morte. Qu’on ne s’y trompe pas: à chaque détour, Revenge détourne les clichés d’une formule souvent exploitée (dans tous les sens du terme) dans le cinéma d’horreur.
Là aussi, la violence misogyne, tant physique que psychologique, est au coeur du propos. En l’occurrence, Jennifer, l’héroïne de Revenge, a beaucoup en commun avec Elisabeth de The Substance. En entrevue à l’époque de la sortie québécoise de son premier film, Coralie Fargeat me confiait: «Je souhaitais proposer une héroïne qui “mue”, qui abandonne une ancienne peau et en investit une autre. Une héroïne qui développe une nouvelle manière d’habiter son corps. Et ça, oui, dans un contexte quasi fantasmagorique. Je désirais partir de cette fille qui est l’archétype de la lolita, jusqu’à la sucette, qui est perçue comme faible et vide parce qu’elle se présente au départ en superficialité, en jouant de son apparence physique. Dès qu’elle cesse de correspondre aux attentes que les hommes projettent sur elle, ils vont tenter de la rayer de la carte.»
Lorsque je lui répète cette citation en 2024 en lui faisant remarquer qu’elle s’applique tout autant à The Substance, la cinéaste opine avec enthousiasme. «Complètement! L’histoire de Revenge est en apparence différente, sauf que c’est un peu la même que The Substance. Dans les deux cas, c’est une héroïne qui doit se libérer du regard des autres, du regard des hommes, et qui sort de sa case. J’entends par là les comportements qu’on attend d’une femme en fonction de ce dont elle a l’air, et la façon dont la société patriarcale rejette une femme qui ne se comporte pas conformément à ce qui est attendu d’elle. C’est pour ça qu’à mon avis, la figure qui reprend le contrôle à la fin du film, c’est celle du “monstre” qu’est devenue Elisabeth. Elle s’est libérée de tous les diktats et se regarde pour la première fois avec douceur dans le miroir. Elle s’accepte enfin.»
En parfait contrôle
Il n’empêche, pour une réalisatrice de cette trempe, et dont la vision est aussi unique, deux films en sept ans, c’est trop peu. C’est que, de son propre aveu, Coralie Fargeat passe énormément de temps à écrire, sa mise en scène finissant même par être très précisément décrite sur la page, en marge du récit.
C’est d’ailleurs pour cette raison que durant le tournage de The Substance, la cinéaste ne craignit jamais d’aller trop loin: le délire ambiant était planifié dans ses moindres détails gluants, giclants, hilarants, ahurissants.
Et cette méticulosité est ce qui explique l’exécution totalement maîtrisée. Cela, et aussi le fait que devant et derrière la caméra, Demi Moore et Coralie Fargeat sont en parfait contrôle.
Le film The Substance prendra l’affiche le 20septembre, mais sera auparavant projeté au cinéma du Parc le 15septembre, ainsi qu’aux cinémas Forum et Quartier latin le 18. François Lévesque est à Toronto en partie grâce au soutien de Téléfilm Canada.